Les colonies

LES COLONIES ARTISTIQUES

Tout commence vers 1860 quand se produisent deux événements qui vont avoir une incidence indéniable sur la vie grézoise pour les cinquante années suivantes. D’une part, on inaugure la gare du chemin de fer “Bourron-Grez” qui n’est qu’à 2 kilomètres et demi du village de Grez par les chemins ruraux. D’autre part, le couple Chevillon aménage l’hôtel de la Marne qu’il vient d’acquérir au plein centre de Grez.

 

Les artistes, dont certains sans le sou, sont accueillis tout aussi chaleureusement dans l’une ou l’autre des deux auberges situées au bord du Loing : au plus près du pont, l’hôtel Chevillon déjà cité, et la seconde toute proche, dans la même rue et pareillement au bord de la rivière, l’hôtel Beauséjour ou Pension Laurent.

 “Le jardin de l’auberge Chevillon descend en terrasses jusqu’à la rivière avec un pré pour les chevaux, un potager, un verger et une étendue de gazon bordée de joncs agrémentée d’une tonnelle. Sur l’autre rive, s’étend une plaine qui pourrait être anglaise, plantée à profusion de saules et de peupliers. La rivière est claire, profonde, bordée de roseaux et couverte de nénuphars.”
Robert Louis Stevenson in “La Forêt au Trésor . Fontainebleau”

 

“Durant quarante ans, jusqu’à la guerre de 14, la famille Chevillon allait materner, nourrir et soigner avec une inépuisable bonté plusieurs générations d’artistes. Écrivains, peintres, musiciens que leurs pays d’origine revendiquent aujourd’hui. Des frères Palizzi aux frères Goncourt, d’August Strindberg à Robert Louis Stevenson, de Théodore Robinson à Carl Lindström, tous célèbres chez eux, court le même fil. Un lien. Un lieu. L’auberge Chevillon. A Paris, à New York, les galeries exposent désormais ce qu’il est convenu d’appeler “l’École de Grez”.
Alexandra Lapierre in “Fanny Stevenson”

Groupe de peintres au pied du vieux pont, dans les jardins de l’hôtel Chevillon :
Anthony Henley, Bentz, Palizzi, R.A.M. Stevenson, Franck O’Meara, Ernest Parton, Willie Simpson. La femme allongée sur les canots serait Fanny Osbourne

Artistes du monde entier

Les premiers… des Français et des Italiens.

L’un des premiers à découvrir le site est sans doute Jean-Baptiste Camille Corot dont le “Pont de Grez”, qui se trouve aux Etats-Unis ‘Currier Gallery of Art de Manchester, New Hampshire), a été peint au début des années 1860. Il y revient à plusieurs reprises avec son ami Constant Dutilleux. Puis Grez reçoit la visite d’autres artistes français parmi lesquels, les frères Goncourt, Caran d’Ache, Maurice Jacque, Maurice Lacarrière, Olivier de Penne, Camille Pissarro et Jean-Charles Cazin qui y entraîne sans doute les premiers artistes étrangers.

C’est Marlotte, village tout proche, qui retient réellement les peintres français car, au contraire de Grez essentiellement rural, l’habitat y est bien plus confortable et la vie sociale et culturelle plus développée.
C’est à cette époque que les frères Palizzi arrivent à Grez. En premier, François qui y attire Philippe et Joseph. Puis vient Francesco Netti, un autre italien, originaire de la région des Pouilles.

Francesco Netti – Fête à Grez – Huile sur toile – Provincial Art Gallery, Bari

Francis Brook Chadwick : The bridge at Grez sur Loing in the springtime

Robert William Vonnoh – In November, Grez – Huile sur toile
North Carolina Museum of Art, Raleigh

La décennie 1870 voit arriver les premières colonies américaine et britannique.

Certains américains partageront leur temps entre Grez, Giverny et Pont-Aven. Notamment les frères Alexander et Birge Harrison, Francis B. Chadwick et son épouse, l’artiste suédoise Emma Löwstädt, Clifford Grayson, William L. Metcalf, Guy Maynard, William Coffin, Roger Donoho, Ed. Dean Hamilton, Childe Hassam, Fanny et Isobel Osbourne, Théodore Robinson, futur gendre de Claude Monet, John Singer Sargent, Frederic Vinton, Frederic Waugh sont de ceux qui ont laissé un témoignage sur toile de leur séjour ou passage au village.

 

Robert Vonnoh sera un habitant assidu de Grez y louant une maison jusque dans les années 1920.
Le musée d’Art Américain de Giverny (aujourd’hui Musée des Impressionnistes) détient des oeuvres gréziotes de Hamilton, des frères Harrison et de Vonnoh.

Le peintre canadien William Blair Bruce et son épouse suédoise, Caroline Benedicks, sculptrice et graveuse, résident également très longtemps à Grez, sans doute une trentaine d’années, et attirent d’autres artistes dont Jelka Rosen, épouse de Frederick Delius.

Les sujets britanniques sont nombreux à apprécier à leur tour les charmes du village.

Parmi eux, sont à retenir les noms de :

Sir John Lavery qui, venu une première fois à Grez, y revient au tout début du XXème siècle et réalise de nouveaux tableaux d’un style évidemment différent

Frank O’Meara qui séjourne de nombreuses années à Grez y louant une maison dans les années 1880.
William Stott of Oldham, natif d’Oldham, appelé ainsi pour le différencier d’Edouard Stott qui fit ses études en même temps que lui.

Arthur Heseltine, beau-frère de Jean Charles Cazin, s’installera par la suite définitivement à Marlotte.

Katherine Mac Causland, Louis Welden Hawkins, William Kennedy, Arthur Melville, Roderic O’Connor, William Warriner ont produit des œuvres locales connues.

Texte alternatif

Arthur Joe Heseltine : Bords du Loing – Gravure – Collection privée

Carl Larsson – La réprimande ou le fruit défendu – Aquarelle – Collection privée

Les années 1880 voient arriver la colonie des artistes scandinaves.
Les précurseurs sont les peintres norvégiens Christian Skredsvig et Christian Krohg, vite rejoints par le suédois Karl Nordström qui à son tour invite Carl Larsson. Ce dernier y rencontre l’artiste Karin Bergoo et son amie Julia Beck. Bruno Liljefors, Ernst Lundström, Oscar Björck, Peter Kroyer et l’écrivain August Strindberg, accompagné de sa famille, s’installent pour des durées variables.
C’est durant cette décennie que F. B. Chadwick et son épouse Emma Löwstädt achètent la pension Laurent.
La colonie scandinave comprend un nombre important de jeunes femmes, Paris étant à l’époque le seul lieu où les jeunes femmes étaient acceptées dans les ateliers. De ce fait, naissent des idylles, suivies de mariages, quelquefois mixtes comme ceux de l’américain Francis Brooks Chadwick et d’Emma Löwstädt, suédoise, du canadien William Blair Bruce et de Caroline Benedicks, suédoise.
D’autres artistes scandinaves ont peint à Grez : Richard Bergh, Carl F.Hill,, Georg Pauli, Oscar Torna, Anders Zorn,…
Une bonne part d’entre eux reconnaîtra avoir été influencée par les travaux du peintre meusien Jules Bastien-Lepage.
Les artistes suédois, à l’exemple de leurs collègues français, créèrent à leur retour en Suède, un Salon des Opposants qui fut évidemment très critiqué.

Durant les années 1890, les artistes japonais découvrent le village.
Le Japon, soumis à un système féodal, était resté totalement fermé au reste du monde. En 1868 débute l’ère Meiji durant laquelle l’empereur, considérant que son pays devait se moderniser, incite ses sujets à parcourir le globe pour en rapporter nouvelles connaissances et avancées techniques. Les artistes n’échappent pas à la règle et bien entendu, se rendent dans la capitale des arts, Paris. Ce sont donc plus de 20 artistes japonais qui résident à Grez entre 1890 et 1914.
Kuroda Seiki est le premier d’entre eux, suivi par son ami Kume Keiichiro. Parmi la vingtaine de japonais séjournant à Grez durant cette décennie et la suivante, on retiendra les noms de Kojima Torajimo, Shirataki Ikurosuke, Totori Eïki, Wada Eisaku, Yasoi Satoro…
Il est d’ailleurs intéressant d’observer combien les japonais ont été inspirés par les impressionnistes alors que ces derniers et leurs successeurs l’ont été eux-mêmes par le japonisme.
Les Japonais vénèrent le petit village de Grez pour l’influence qu’il a eue sur l’évolution de l’art pictural de leur pays. D’où le surnom qu’ils n’hésitent pas à donner à Grez “le village sacré“. Aujourd’hui encore, ils sont un certain nombre chaque année à parcourir des milliers de kilomètres pour fouler ses pavés, le photographier ou mieux encore le croquer dans leur carnet de voyage.
En 2000, l’association des musées d’art japonais a organisé dans cinq villes, une exposition “The painters of Grez sur Loing” réunissant près de 150 toiles réalisées à Grez par des artistes de toutes nationalités.
Une première mondiale !

Asai Chû – L’église de Grez – Collection privée

Landscape with waterlillies – 1880 – Huile sur toile
Bukowskis Auctions

A l’écart des grandes villes

La peinture en camaïeu de gris semble avoir été une caractéristique commune aux œuvres des peintres de Grez. Le paysage, par sa nature même, semble bien avoir invité à ce genre de peinture.

“Point d’ombres prononcées, point de lignes dures, l’air aux teintes de violette est presque toujours brumeux, les objets se fondent, moins cependant que dans les paysages de Corot…” ainsi s’exprime August Strindberg dans son livre “Parmi les paysans français” avec le regard aiguisé du peintre qu’il deviendra par la suite.

Si le phénomène des colonies artistiques de Grez sur Loing n’a que peu d’échos en France, les connaisseurs de la peinture de plein air du XIXème siècle de pays aussi divers que la Grande-Bretagne, la Scandinavie, les Etats-Unis ou le Japon, reconnaissent le rôle qu’a tenu ce modeste village d’Ile de France.
Les artistes sont bien souvent passés par Barbizon avant d’accéder à Grez.
Et après leur passage, d’autres lieux les ont appelés : Giverny, Pont-Aven, Concarneau, Etaples, Carolles, Skagen (Danemark) ou Old Lyme (Etats-Unis).

Le peintre anglais Dawson Dawson-Watson se souvient que Leslie Breck lui aurait ainsi décrit sa toute première visite à Giverny :

“Au printemps 1887 [lui et] Willard Metcalf, Theodore Robinson, Blair Bruce, Theo Wendel, et un gars nommé Taylor mais dont il ne se rappelle plus le prénom [c’était Henry Fitch Taylor] cherchaient où aller pour l’été. Ils déclinèrent les endroits habituels, Pont Aven, Etretat,  et Grez.
Ils voulaient trouver un nouvel endroit et, en consultant le tableau des départs à la gare St Lazare, ils trouvèrent que Pont de l’Arche conviendrait bien. Ils décidèrent donc de visiter la ville et de voir si elle était aussi pittoresque que son nom l’indiquait.
Le train pour Pont de l’Arche suivait la Seine et entrait en Normandie et il fallait changer à Vernon. En arrivant à Vernon, Metcalf leur fit remarquer un petit village aux maisons blanches  avec une église romane au pied de la colline de l’autre côté du fleuve et leur dit qu’il trouvait cet endroit joli. A Vernon, on leur dit que le village s’appelait Giverny.
Une fois dans le second train, ils eurent le plaisir de revoir Giverny en traversant la Seine et en revenant sur leurs pas. Les peintres tombèrent tous d’accord que s’ils ne trouvaient pas Pont de l’Arche à leur goût, ils reviendraient à Giverny le lendemain matin.
C’est exactement ce qui arriva. ”

in O.T. website de Vernon-Giverny

“…Dans le Connecticut, dans le Maine, à Long Island, partout sur la côte Est naissaient des foyers d’enseignement qui rappelaient Pont-Aven, Concarneau, Grez sur Loing, Giverny…”

Annie Cohen-Solal in “Un jour, ils auront des peintres”

Le début du XXe siècle voit la fin des colonies étrangères en France

 

Les Etats-Unis prennent des mesures protectionnistes quant à la circulation des œuvres.

Les peintres venus dans leurs jeunes années étudier à Paris retournent dans leurs pays respectifs avec, souvent, la plupart de leurs tableaux sous le bras.

Et, bien sûr, la première guerre mondiale renvoie les derniers dans leur pays, y compris ceux qui avaient élu domicile à Grez et qui n’y reviendront qu’une fois le conflit terminé.

Ainsi s’éteint la belle aventure des colonies artistiques de Grez sur Loing.

La vie artistique grézoise n’en restera pas moins active.

D’abord parce qu’un certain nombre d’artistes y demeurent durant de longues périodes, Robert Vonnoh par exemple; d’autres définitivement, Francis et Emma Chadwick, Frederick et Jelka Delius.

Le site est toujours aussi inspirant. De passage, Picabia et Foujita exécutent chacun une toile connue de Grez sur Loing. Raymond Charpentier, Gabriel Fournier, Maurice Martin, posent leurs chevalets au pied du pont.

Exposition "Les colonies artistiques en Europe"'

La mémoire des colonies de Pont-Aven, Concarneau, Barbizon et Grez sur Loing pour la France, était présente à l’exposition “Les colonies d’artistes en Europe” organisée par le Germanisches National Museum en 2001 à Nuremberg. Plus de 400 oeuvres y ont été présentées.

Extraits du document de présentation de l’exposition :
“Sous le signe de la plaine et du ciel.
Les colonies d’artistes sont un phénomène d’histoire de l’art et de la culture dont la dimension touche toute l’Europe. Partant du village de Barbizon au sud-est de la métropole d’art qu’est Paris, se formèrent dans la seconde moitié du 19° siècle et dans toute l’Europe, des centres en milieu rural, qui devinrent d’importants lieux de naissance d’art.
Dans les colonies d’artistes, à l’écart des grandes villes et cependant en relation étroite avec elles, des peintres, des écrivains, des compositeurs s’établirent. Dans une préoccupation intense de la nature les entourant comme du monde villageois, ils se consacrèrent à des sujets de tableaux qui, dans les colonies d’artistes en Europe, menèrent à des résultats artistiques semblables… “

La délégation de Grez sur Loing à Nuremberg